En l’absence d’un modèle de développement inclusif et durable, les autres modèles ont prospéré dans cette zone qui ne manque pourtant ni de richesses naturelles ni de compétences humaines. Pourquoi le Sud n’arrive-t-il toujours pas à décoller ? Quels sont les besoins en développement de cette région? Quelles sont les structures existantes qui ont fait leurs preuves ? Qu’est-ce qui n’a pas marché et surtout pourquoi ? Décryptage.
Depuis l’indépendance, les régions côtières ont toujours eu un traitement de faveur en termes de financement public au détriment des régions du Sud qui ont été tenues à l’écart du développement. Le découpage territorial observé à travers l’histoire du pays a toujours été dicté par des considérations et exigences politiques, creusant le fossé entre le Nord et le Sud. De nombreux projets de développement ont été renvoyés aux calendes grecques, accentuant au fil des années le taux de chômage, la pauvreté et l’exclusion sociale et acculant les habitants de la région du Sud soit à l’exode vers les zones urbaines au centre et au nord du pays, soit à l’émigration.
Faiblesse des structures productives et un territoire clivé
Pour en savoir plus sur les facteurs bloquant le développement de cette région, on a contacté Riadh Béchir, docteur en sciences économiques, chercheur à l’Institut des régions arides, expert en développement local et président de l’Association du développement et des études stratégiques. Il nous explique que notre pays traverse actuellement une crise sans précédent amorcée par les régions intérieures du pays qui ont pourtant bénéficié de nombreux programmes de développement qui prétendaient les développer. Toutefois, le constat a montré que les résultats sont mitigés, pour ne pas dire décevants. La question des disparités régionales et du développement fait consensus chez les élites politiques, universitaires et sociales tunisiennes. Tous considèrent que c’est une question très sensible, et qu’elle figure parmi les causes profondes des événements de 2010-2011. Par conséquent, il faut mettre tous les moyens de l’État pour résoudre ce problème, et au plus vite.
Selon une étude élaborée sous l’intitulé «Disparités régionales et développement local au Sud tunisien», élaborée par quatre chercheurs (Riadh Bechir, Nadia Ounalli, Mhemed Jaouad, Mongi Sghaier), il a été démontré que certains facteurs peuvent expliquer l’inégal développement socioéconomique de cette région composée de six gouvernorats et de 48 délégations. La région du Sud-ouest est peu développée et cela est attesté par plusieurs variables déterminantes qui sont principalement d’ordre social telles que le taux de chômage, de scolarisation, le solde migratoire, la pauvreté et l’exclusion sociale, d’où la nécessité d’adapter des politiques afin d’appliquer la discrimination positive. Néanmoins, la région du Sud-Est a connu un renforcement de son attractivité à la suite de l’expansion du tourisme balnéaire qui constitue un facteur déterminant de littoralisation au niveau tant national que régional, selon la même source.
L’étude révèle un clivage entre la zone côtière du Sud-Est dotée d’une infrastructure de base et l’intérieur peu développé qui souffre de marginalisation. La concentration des activités économiques sur la bande côtière par rapport aux régions de l’intérieur du Sud trouve ses fondements dans la faiblesse des structures productives de ces zones intérieures.
A ce titre, il importe d’engager «un processus de développement local endogène et inclusif basé sur les spécificités culturelles, historiques et sociales des populations de l’intérieur du Sud tunisien». C’est ainsi que l’approche participative fondée sur l’amélioration des structures productives informelles et le développement des relations informelles entre les divers acteurs, appuyée par un nouveau modèle de développement, permettrait de créer des effets de synergie dans la région du Sud tunisien dans son ensemble.
De son côté, Riadh Béchir souligne que dans le Sud tunisien, il est vrai que dans l’ensemble, les conditions de vie de la population ont progressé ces soixante dernières années. Mais, ce territoire apparaît aujourd’hui plus clivé que jamais. Les raisons sont essentiellement liées au fait que les politiques ont toujours été guidées par un rapport de dépendance de l’arrière-pays face aux zones côtières. De plus, les politiques de développement régional ont été guidées par une forte centralisation au niveau de la gestion et de la prise de décision.
Au sud tunisien, le niveau de développement et les disparités territoriales entre les gouvernorats et délégations nécessitent une refonte des programmes et projets de développement. Ceci requiert une nouvelle répartition spatiale entre les régions, et un traitement zone par zone, selon une approche participative, des problèmes et défaillances sociopolitiques pour tirer les bonnes conclusions et les perspectives de développement adéquates.
Nouveau découpage territorial et nouvel espoir
Ce ne sont pas les projets qui ambitionnent de métamorphoser le Sud tunisien qui manquent, mais plutôt la volonté de mettre en pratique ces programmes. Comme nous l’avons mentionné, la question du développement, en particulier des régions dans le Sud du pays, ne figurait pas parmi les objectifs prioritaires des gouvernements qui se sont succédé au pouvoir avant et après l’indépendance et même après la révolution de 2011.
A l’origine aussi de cette disparité régionale, le découpage administratif en Tunisie qui a été régi selon le professeur émérite à l’Université de Tunis par des «impératifs politico-stratégiques, voire techniques». Selon lui, ce découpage s’est appuyé sur l’assise tribale dans un premier temps pour contrôler la population locale, sous la colonisation, et pour l’écarter, dans une seconde étape, afin d’asseoir l’autorité de l’Etat.
L’adoption de la nouvelle Constitution de 2014 qui a ouvert la voie à une nouvelle forme de gouvernance axée sur la décentralisation à la suite de l’adoption d’un nouveau code de collectivité n’a pu résoudre le problème des disparités régionales et de plancher sur un modèle économique susceptible de répondre réellement aux besoins des régions de l’intérieur et en particulier celles situées dans le Sud du pays.
C’est ainsi que des mégaprojets annoncés en fanfare n’ont jamais vu le jour, comme ceux, à titre d’exemple, relatifs à la production d’énergie solaire et la création d’une zone franche à Ben Guerdane. Le nouveau découpage territorial opéré selon le décret n°589 de 2023 relatif aux districts pourrait apporter la solution d’autant qu’il vise à réduire le déséquilibre entre les régions. Le Sud est désormais doté de deux districts, le premier englobe les gouvernorats de Sidi Bouzid, Sfax, Tozeur et Gafsa, et le deuxième est formé par les gouvernorats de Tataouine, Gabès, Kébili et Médenine.
Pour ce qui est du nouveau découpage, l’expert Riadh Béchir souligne la nécessité d’assurer les bonnes conditions législatives, humaines et financières afin d’avoir des résultats en matière de développement dans ces régions. Aujourd’hui, il y a une nécessité d’appliquer des politiques d’aménagement des territoires défavorisés qui agissent généralement en aval pour corriger les inégalités socio-spatiales.
Il est nécessaire, selon notre interlocuteur, d’avoir une vision de développement régional qui prenne en considération en priorité les besoins réels de chaque délégation avec l’élimination de la bureaucratie. Ainsi, il faut adopter une nouvelle approche pour éradiquer la pauvreté par la restructuration et la rationalisation des programmes sociaux — peu efficaces — pour mieux cibler les bénéficiaires (dépenses de compensation, programmes d’aide sociale et de développement régional).
«Cette approche permettrait de renforcer “l’empowerment” (autonomisation) économique des familles nécessiteuses, en même temps que la lutte contre certains phénomènes sociaux. Cela nécessite d’impliquer la société civile, en vue d’élaborer des plans propres, de valoriser les spécificités régionales et d’identifier les moyens susceptibles de dynamiser l’action de développement dans ces régions».
Les solutions préconisées
Dans ce contexte, et afin d’assurer un développement local équilibré dans la région du Sud tunisien, l’expert explique qu’il faut entreprendre un diagnostic approfondi de la situation du développement de la région du Sud (global et sectoriel) adapté aux exigences du contexte local, national et international: l’analyse classique (atouts et contraintes) n’est plus suffisante. Il y a besoin d’un regard nouveau sur les exigences d’un développement du Sud dans le contexte actuel. Il faut aussi initier un processus vertueux et audacieux de développement de la région, basé sur une vision stratégique, en accordant la priorité absolue à l’innovation et à la maîtrise de la technologie, en mobilisant les ressources scientifiques et techniques disponibles et en s’appuyant sur un partenariat national et international avec les territoires émergents proches et lointains (sans complexes ni barrières).
L’expert préconise aussi d’inscrire impérativement le développement futur du Sud, voire de toute la Tunisie d’ailleurs, dans une perspective de durabilité et d’adaptation au changement climatique dont l’impact affecte toute la vie économique et sociale de la région et risque d’entraîner une dégradation irréversible des conditions de vie et de production dans la région. Faut-il encore mettre en place un schéma d’organisation du territoire du Sud permettant l’émergence d’un véritable espace de développement économique régional doté d’une infrastructure moderne de qualité (digitalisation intégrale) et favorisant l’attractivité et l’intégration à l’espace économique national et international : création de corridors maritimes, steppiques, sahariens et transfrontaliers.
Parmi ses autres recommandations : la valorisation des résultats de recherche des institutions très dynamiques telles que l’Institut des régions arides et l’amélioration de son rôle dans la préparation des plans de développement du Sud, ainsi que la résolution des problèmes administratifs que rencontre le Technopôle du Sud.
Objectifs: valoriser les ressources du Sud tunisien, accélérer des travaux qui concernent la zone logistique de Ben Guerdane. Il faut aussi doter la région d’une véritable Agence de développement régionale capable de concevoir et de piloter un projet ambitieux pour le développement futur du Sud avec une vision stratégique adaptée au contexte national et international actuel et restructurer l’Office de développement du Sud pour en faire un centre de ressources, d’expertise et d’ingénierie du développement.
Pour conclure, l’expert Riadh Bechir recommande vivement d’intégrer la zone saharienne dans le processus de développement local par un ensemble de projets et de programmes stratégiques et par un nouveau mode de développement qui soit global, inclusif et durable.
Il faut aussi revoir le modèle d’exploitation et de gestion du territoire saharien et de ressources minières en vue d’adopter un modèle plus inclusif et plus intégré et adopter une vision sécuritaire facilitant davantage une approche de développement territorial plus intégrée, notamment dans la zone désertique du gouvernorat de Tataouine (de Remada jusqu’à Borj Khadra).
Le Sud en chiffres
Le Sud-Est du pays, composé des gouvernorats de Gabès, Médenine et Tataouine, affiche un taux moyen de pauvreté de 17,8 %. Ces gouvernorats sont hétérogènes en termes de pauvreté, avec des poches plus riches autour des zones urbaines et des poches plus pauvres en zones rurales. L’incidence de la pauvreté le plus élevé est enregistré à Beni Khedache (36,9 %), suivi des délégations de Menzel El Habib (33,6 %) et Sidi Makhlouf (33,4 %), mais il est respectivement faible à Gabès Sud (9,4 %) et Djerba Houmet Souk (9,5 %). Pour ce qui est de la région du Sud-Ouest, elle présente des poches relativement pauvres dans sa partie nord-est et des délégations plus riches autour des zones urbaines locales. Le taux moyen de pauvreté y est de 18,2 %. Les délégations de Belkhir (31,2 %), Sned (27,2 %) et Douz Sud (25,9 %) sont les plus pauvres de la région. Tozeur (10,3 %), Kébili Nord (12,3 %) et Gafsa Sud (15,4 %) ont les taux de pauvreté les plus bas, d’après les statistiques publiées par l’Institut national de la statistique (INS) en 2020, en collaboration avec la Banque mondiale.
Le Sud du pays (Gafsa, Tozeur, Kébili, Gabès, Médenine, Tataouine) n’affiche pas les taux de pauvreté le plus élevé contrairement au Centre-Ouest du pays, mais ceci ne l’empêche pas d’enregistrer les statistiques les plus faibles en termes d’investissements en dépit de la diversité de ses ressources naturelles. Le taux de chômage à Gafsa est de 25,5%, à Tozeur de 24,8%, à Kébili de 23,5%, à Gabès de 24,3%, à Médenine de 18,7% et à Tataouine de 28,7% alors que l’indice de développement régional dans ces gouvernorats se situe entre 0,425 et 0,487. Le nombre de la population dans le sud-est de 1081,04 et pour le Sud-Ouest de 643 mille, alors que le taux d’analphabétisme enregistré dans les gouvernorats du Sud pour l’année 2018 est de 17,93%, selon l’INS.